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« Cyberespace », « informatique en nuage », « réalité virtuelle » : ces expressions entretiennent la promesse d’univers informationnels aux possibilités infinies, loin des multiples contraintes qui semblent peser sur la réalité physique. Pourtant, depuis maintenant plusieurs années, les sciences humaines et sociales se positionnent à rebours d’une telle vision du numérique en insistant sur les soubassements proprement matériels des objets, réseaux et systèmes numériques. Dans la continuité de ce tournant dit « matériel » (material turn), ce groupe de travail entend mettre en évidence l’ensemble des formes que peuvent prendre les matérialités, matières et matériaux associés aux mondes sociaux, filières industrielles et agencements sociotechniques du numérique, dont il s’agira également de restituer les ancrages spatiaux et territoriaux.
Ouvert aux échanges pluridisciplinaires, ce groupe de travail ambitionne de faire dialoguer l’ensemble des sciences humaines et sociales (sociologie, anthropologie, histoire, géographie, sciences politiques, etc.), tout en mobilisant les apports d’autres domaines de recherche intéressés par l’étude des matérialités du numérique : informatique, chimie, physique, géologie, électronique, sciences et génie des matériaux. Le groupe de travail souhaite également ouvrir les discussions à la pluralité des publics concernés par ces thématiques : activistes, artistes, industriels, élu·es, travailleur·euses, journalistes.
Les réflexions du groupe de travail sont organisées autour de trois échelles d’analyse interdépendantes :
- L’échelle d’analyse micro- porte tout d’abord sur les matières premières minérales, dont certaines sont dites « rares », « critiques » ou « stratégiques », qui assurent la pérennité des biens et services des industries du numérique : cuivre, silicium, étain, tungstène, tantale, or, etc. Présentes sur l’ensemble des étapes de transformation de la matière, les logiques extractives des industries minières et métallurgiques trouvent leur prolongement dans celles des industries du numérique par le biais d’expressions telles que « data mining », « data extractivism », ou encore « data is the new oil ». Par la suite, une grande diversité de matières – premières/secondaires, minérales/organiques, naturelles/synthétiques – s’intègre plus largement aux processus de fabrication de nombreux composants (micro)électroniques, qu’ils soient analogiques ou numériques. Une fois considérés comme des déchets d’équipements électriques et électroniques, ces composants continuent à s’inscrire dans divers processus de valorisation qui font intervenir un large éventail de propriétés matérielles.
- L’échelle d’analyse méso- correspond aux différents types de dispositifs, de plateformes et d’infrastructures du numérique, qui peuvent assurer des fonctions de calcul, de stockage ou bien de mise en réseau : bases et jeux de données, câbles sous-marins et terrestres de fibre optique, centres de données (datacenters), supercalculateurs, grilles informatiques, couches logicielles étendues, constellations de satellites de télécommunications, plateformes en ligne, etc. Ces agencements sociotechniques sont eux-mêmes encastrés au sein d’une base préexistante d’infrastructures qui resurgissent à l’occasion d’épisodes d’« inversion infrastructurelle » où la matérialité tient une place déterminante. L’attention à la fragilité matérielle des objets et infrastructures techniques amène à porter le regard vers d’autres formes de matérialités et de matériaux, depuis l’architecture physique des infrastructures jusqu’aux multiples flux qui les traversent, en passant par les personnes qui – par leur corps et leur cognition – font l’expérience sensible des matières du numérique.
- L’échelle d’analyse macro- porte sur l’entrelacement des dynamiques économiques et (géo)politiques qui traversent les filières industrielles du numérique à l’échelle mondiale, régionale ou nationale. Les deux échelles d’analyse précédentes peuvent ainsi être réinterrogées à la lumière d’enjeux plus larges relatifs aux chaînes globales d’approvisionnement et de valeur du capitalisme contemporain. Un grand nombre de cas d’étude peuvent alors venir enrichir le projet d’une économie politique matérielle : l’ambition d’un « cloud souverain » à l’échelle nationale ou européenne ; le déploiement controversé de la cinquième génération de télécommunications mobiles (5G) ; le minage de cryptomonnaies à l’heure de l’urgence écologique et de l’augmentation des prix de l’énergie ; l’essor des « méga-constellations » de satellites en orbite basse terrestre pour l’Internet à haut débit ; l’importance stratégique croissante des câbles sous-marins et terrestres de fibre optique.
Pour finir, ce groupe de travail propose de prolonger l’examen de la part matérielle des industries du numérique par l’adoption d’une perspective inversée qui prend en compte les effets du numérique sur la matière elle-même en fonction des trois échelles d’analyse précédemment évoquées.
La version longue de ce texte de présentation est disponible ici.
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Coordination
Valentin Goujon (valentin.goujon@sciencespo.fr) est doctorant en sociologie au médialab de Sciences Po. Dans le cadre du projet de recherche international et pluridisciplinaire Shaping AI, sa thèse porte sur l’essor contemporain des méthodes d’apprentissage dit « profond » (deep learning) au sein de la recherche en intelligence artificielle. En parallèle, il a eu l’occasion de s’intéresser à la matérialité de déchets industriels, qualifiés de « boues rouges », dans les processus de traitement, de gestion et de valorisation de ces résidus produits dans le Sud de la France.
Adrien Tournier (adrien.tournier@lecnam.net) est doctorant en sciences, techniques et société au laboratoire HT2S du CNAM. Sa thèse porte sur la trajectoire de conception de la 5G, cinquième génération de l’infrastructure des réseaux de télécommunications mobiles. Par une généalogie critique de ce réseau dans l’histoire des télécommunications et des réseaux informatiques, il s’agit d’analyser comment le découplage des machines virtuelles de leurs équipements physiques fait infrastructure.
Hugo Estecahandy (hugo.estecahandy@protonmail.com) est doctorant en géographie au sein de l’Institut Français de Géopolitique à l’université Paris 8. Ses recherches portent sur les enjeux des cryptomonnaies et de leurs industries de minage, notamment en Russie et en Asie centrale. En mêlant terrains de recherche physiques et numériques, l’objectif est d’analyser la géographie de ces espaces multidimensionnels ainsi que les enjeux géopolitiques qui émergent avec ces réseaux numériques à la matérialité importante.
Séminaire Matérialités du numérique
Ce groupe de travail organise un séminaire à partir d’octobre 2023. Les séances se déroulent à Paris (Sciences Po, Cnam) ou Aubervilliers (Campus Condorcet) et en visioconférence. Merci de vous inscrire