Le CIS : pour une étude de l’Internet politique et des politiques de l’Internet
Le cœur scientifique du CIS est l’étude des politiques de l’Internet sous toutes ses facettes, avec une attention particulière aux dynamiques de collaboration, d’horizontalité et de production entre pairs et à comment elles sont déployées comme réponses et détournements aux stratégies des acteurs dominants.
1. Un Internet en trois couches
1.1. Infrastructures, protocoles, plateformes
En empruntant à des traditions telles que les STS, on envisage les infrastructures de l’Internet comme un écosystème qui inclut des objets physiques – par exemple les câbles sous-marins – et des objets moins concrets, tels que les protocoles de communication. Le mot « infrastructures » se réfère donc ici à ces objets et pratiques qui contribuent à structurer, façonner, modeler, permettre ou contraindre notre être-ensemble sur et avec l’Internet. Il s’agit de ces architectures, langages de programmation, logiciels, protocoles, algorithmes, standards, applications, interfaces, traces, etc. qui constituent l’Internet au sens large, depuis les premières phases de leur conception, et qui interagissent avec les usages, les règles, données et informations qui y sont inscrits.
Ces objets ont pour spécificité de brouiller les frontières : les usagers deviennent parfois des co-concepteurs ; le patrimoine numérique informe les développements présents et futurs des réseaux ; les enjeux politiques s’écrivent en code, alors qu’on est dans un cycle technologique marqué par les grandes masses de données (big data) et la gouvernementalité algorithmique.
Les infrastructures d’Internet représentent un enjeu décisif pour l’équilibre démocratique et la stabilité géopolitique de nos sociétés. Dès les années 1990, le numérique apparaît comme un formidable défi lancé à la souveraineté des États et à leurs politiques de sécurité, ainsi qu’au concept de citoyenneté. Les arrangements de l’architecture technique d’Internet sont intrinsèquement des rapports de force, et de ce fait, les différents acteurs de l’Internet, des États au secteur privé, travaillent à y inscrire leurs valeurs, règles, modèles d’affaires. De surcroît, les points de contrôle infrastructurels peuvent servir pour reprendre (ou remporter) le contrôle ou manipuler les flux de données, d’informations, d’idées et d’argent dans la sphère numérique. Les infrastructures d’Internet sont de plus en plus souvent cooptées par les États et le secteur privé pour exécuter des fonctions politiques telles que la surveillance, le profilage, la censure, la propagande.
Réfléchir aux infrastructures et aux architectures Internet comporte aussi de (re-)penser leurs modèles dominants et émergents. Une architecture d’Internet basée sur la centralisation est dominante aujourd’hui, mais néanmoins mise en cause pour ses excès d’encadrement, de surveillance, d’hégémonie. Le choix de la décentralisation prend, dans ce cadre, une acuité particulière. Des arrangements techniques décentralisés, tels que les réseaux en pair-à-pair (P2P) ou les infrastructures de réseaux communautaires sont mis en avant, afin de contraster les atteintes à la vie privée, l’excès de surveillance et d’extraction et captation massive des données, et comme autant d’occasions de réappropriation citoyenne des services Internet.
Comprendre les infrastructures numériques suppose aussi de les réintroduire dans le temps long d’une histoire qui ne s’arrête pas à leurs artefacts et qui les restitue dans l’environnement politique, économique, social et technologique qui les a accompagnés et qui poursuivra leur développement. Cette perspective de long terme est d’autant plus utile pour penser les questions qui font « l’actualité » du numérique en société, telles que le développement de l’intelligence artificielle et ses implications éthiques, et la régulation de l’impact environnemental des technologies (data centers, consommation énergétique, recyclage, villes).
1.2. Contenus, information, données
Après la numérisation, la production et la distribution numérique des œuvres et informations, on a assisté à la datafication, ou « mise en données », de nos interactions sociales, rendue possible par une convergence de plusieurs dynamiques : une progression significative des moyens de captation, de stockage, de reproduction et de traitement des données ; une explosion du volume des données qui transitent par ces infrastructures ; une diversification des données ; l’essor de l’internet des objets et de l’intelligence artificielle.
Ce mouvement se traduit d’une part par la concentration de l’espace public numérique et sa marchandisation par des acteurs dominants, qui ouvre la voie à de nouveaux modèles économiques et décisionnels basés sur l’exploitation algorithmique intensive des données personnelles numériques et des traces, souvent au détriment de la vie privée et du droit à l’oubli ; les comportements deviennent des valeurs monnayables. À ces modèles de plus en plus dominants s’opposent, d’autre part, des modes alternatifs de distribution de l’information fondés sur la décentralisation et la libre mise à disposition des ressources et de la connaissance, l’accès ouvert à l’information et la réutilisation : les mouvements des publications et des données scientifiques ouvertes (science ouverte) ; des informations et des données publiques ouvertes (open data), des œuvres du domaine public; de la préservation des archives et du patrimoine nativement numérique.
L’accès ouvert aux contenus fait par ailleurs face à des pratiques de censure et de restriction de plus en plus multiformes. Alors que les « ayants droit » mettent en place des solutions techno-juridiques sophistiquées pour restreindre l’accès à certains contenus jugés indésirables, les grandes plateformes deviennent des importants acteurs de la censure, du blocage de comptes individuels à la suppression de contenus spécifiques. Les recherches du CIS portent aussi sur ces multiples facettes de la censure et explorent également les façons créatives, mises en œuvre par les utilisateurs et les développeurs, pour contourner les blocages des contenus et en permettre la libre circulation.
1.3. Individus, relations, communautés
Face au capitalisme des plateformes, des individus et des communautés définissent des modes de production par les pairs et de gouvernance par des communautés en ligne sur la base de biens communs. Les réseaux internet communautaires en tant que biens communs d’infrastructure, les sciences citoyennes, tiers-lieux, fablab et makerspaces sont caractérisés par un esprit collaboratif imprégné de culture numérique et l’encapacitation par le do-it-yourself.
Alors que le futur de l’Internet se dessine aujourd’hui entre deux grandes trajectoires – monopolisation par les corporations ou la balkanisation et fragmentation sous pression des états-nations avec leur ambition de « souveraineté numérique« , un des cœurs scientifiques du CIS est l’exploration des « troisièmes voies », telles que celles inspirées par la communauté du logiciel libre, qui s’oppose à l’appropriation des innovations et des données et fournit un grand nombre d’alternatives maintenues par la communauté, et qui existent hors des modèles économiques basés sur l’extractivisme des données.
Le CIS s’intéresse aux tendances vers la « décentralisation » de l’Internet qui surgissent en réponse à la crise de confiance envers les grands acteurs du numérique, et on analyse la montée de projets basés sur les architectures fédérées ou distribuées, qui proposent des nouvelles pratiques de gouvernance des plateformes et de modération des contenus et redéfinissent le rôle des utilisateurs en les impliquant dans la maintenance des services et la coproduction des contenus.
Face à des pratiques telles que la censure et la surveillance, la propagande et le phénomène des fake news, les conflits intra- ou inter-étatiques, le CIS s’intéresse par ailleurs aux logiques de « résistance » inhérentes à ces pratiques, et à la défense des libertés publiques à l’ère numérique. Notamment, on examine les multiples applications mises en place en réponse aux révélations de Snowden pour outiller les internautes et protéger leurs communications. On étudie les réponses créatives des experts techniques, tels que les fournisseurs d’accès à Internet, aux demandes de surveiller leurs clients ou restreindre les activités sur le réseau. On s’intéresse également aux façons dont les citoyens s’impliquent dans le développement des applications mobiles et web en réponse aux défis politiques et sociaux.
Nonobstant ce focus sur la dimension créatrice, et potentiellement porteuse de libertés, des dynamiques décentralisées, le CIS est par ailleurs attentif aux phénomènes de déviance sociale et politique qui se développent aux marges d’Internet et du Web.
2. Une approche multi-méthode
2.1. Méthodes numériques
Le CIS s’intéresse au numérique non seulement comme objet d’étude, mais aussi comme outil de recherche. Cela implique la conception et l’expérimentation de protocoles de recherche qui exploitent la disponibilité croissante d’inscriptions numériques et de techniques computationnelles (par ex. l’analyse des réseaux, la visualisation de l’information, les techniques de l’apprentissage automatique, le traitement automatique du langage, la fouille et l’analyse exploratoire des données).
Par cet axe de recherche méthodologique, le CIS contribue au renouvellement des recherches en sciences sociales par la prospection des nouvelles techniques d’investigation capable de s’allier aux méthodes de recherche plus traditionnels, mais aussi de dépasser certaines de leurs limites, notamment en ce qui concerne la discontinuité entre méthodes quantitatives et qualitatives. Parmi ces méthodes innovantes, on compte la métrologie des réseaux et l’analyse du trafic Internet, qui permettent d’examiner l’accessibilité des sites web, la qualité des connexions, la présence de dispositifs de surveillance, et de rendre visibles les aspects géopolitiques de la couche infrastructurelle d’Internet.
Tout en s’investissant dans l’exploration des potentiels ouverts par les nouvelles méthodes numériques, le CIS ne manque pas de développer une réflexion critique sur les conséquences de la métrification de la vie sociale par le numérique. Comme toute forme de représentation, les données numériques ne sont pas neutres et comportent des biais et des effets secondaires dont il faut tenir compte, surtout quand ces données sont collectées par ou en collaboration avec des acteurs non académiques (services de l’État, plateformes en ligne, agences de marketing, etc.).
2.2. Études de cas
Le CIS a également vocation à accueillir, développer et discuter des recherches de terrain portant sur des objets localisés (grands foyers de production, centres de recherche, etc.) ou réticulaires (communautés de collaboration et de production par les pairs, réseaux de conférences, chaînes de valeur internationalisées), sur la base d’une combinaison entre des méthodes d’enquêtes classiques en sciences sociales (ethnographie, observation, entretiens, etc.) et les méthodes computationnelles.
2.3. Participation
Les méthodes numériques se sont hybridées depuis plusieurs années avec des méthodes de design participatif, pour concevoir des formats de collaboration entre différentes disciplines qui tiennent des méthodes agiles mais aussi de la construction des publics émergeant de controverses sociotechniques. Depuis les data sprints, la cartographie de controverses jusqu’à la fabrication critique ou au codesign, ces méthodes travaillent à la redistribution des capacités d’enquête aux acteurs concernés par des questions sociales, au-delà des chercheurs en sciences sociales. Il s’agit d’équiper les publics pour participer à la recherche, coproduire des connaissances situées, en reprenant et poursuivant des enjeux de démocratie technique, diversification de l’expertise, médiation scientifique et, globalement, d’ouverture de la science à la société. Ces enjeux sont renouvelés par des croisements entre design et sciences sociales qui portent une fonction politique du design, au-delà de la conception de produits et services, à travers des pratiques comme l’adversarial design, le design spéculatif, le design critique, et plus récemment, le design fiction.
Cette ligne de recherche informe également une création de formats par lesquels le laboratoire poursuit l’animation de groupes de recherche, des activités de médiation scientifique et de mise en public des résultats de la recherche.
3. Approches théoriques
Les chercheurs du CIS abordent leurs terrains et objets de recherche en s’appuyant sur un certain nombre de travaux inter- et pluri-disciplinaires. Ces travaux examinent les différentes reconfigurations des pratiques de pouvoir à l’ère des réseaux numériques et les modalités d’interaction et d’organisation qui partagent, transforment, enrichissent, déforment, gouvernent, et font gouverner les technologies. Ils s’inscrivent dans des traditions telles que l’histoire des techniques et de l’innovation (Abbate, 1999), la sociologie des sciences et des techniques (Bowker et Star, 1999 ; Akrich et al., 2006) et le droit (Lessig, 1999 ; Cohen, 2012 ; Brown et Marsden, 2013).
Parmi ces travaux, on retiendra notamment :
- Les approches techno-juridiques et d’économie politique qui abordent les plateformes et les infrastructures de la production et de la distribution de l’information et de la connaissance (Lessig, 1999 ; Boyle, 2003 ; Benkler, 2006)
- Les analyses de l’inscription du pouvoir dans les infrastructures et les architectures techniques, et leurs implications pour des questions telles que la censure, la surveillance, la discrimination à l’ère du numérique (DeNardis, 2014 ; Rouvroy et Berns, 2012)
- Les travaux qui opèrent une ré-inscription du développement d’Internet et des technologies de l’information dans le temps long de l’Histoire (Schafer et Thierry, 2016)
- Les analyses des réseaux numériques en tant que biens communs (Ostrom, 1990 ; Capra et Mattei, 2015 ; Cornu, Rochfeld et Orsi, 2017), et comme « inspirateurs » de nouvelles formes d’organisation imprégnées de « culture numérique » (Berrebi-Hoffmann et al., 2018)