Participation et citoyenneté numériques

Mobilisées en politique depuis plusieurs décennies (Vedel, 2006), les technologies de l’information et de la communication numérique (TICN), et notamment internet et le web connaissent au tournant des années 2000 un plein développement notamment auprès du grand public, ce qui a facilité une démocratisation de l’espace public, permettant à chacun « d’être son propre média » et de publier ses contenus en ligne. Les nouvelles pratiques communicationnelles liées à cette innovation technologique témoignent de l’avènement d’une « culture du numérique » caractérisée par des valeurs comme la participation, la collaboration, la transparence et des pratiques parfois qualifiées de « bricolage » (Jenkins, 2006 ; Cardon, 2019).

Le sociologue Dominique Cardon estime que le centre de gravité des démocraties occidentales se situerait désormais dans une « démocratie Internet » (2010), où Internet constitue un espace d’expérimentation démocratique pour des individus émancipés des nombreuses contraintes matérielles inhérentes à la prise de parole en public et sans attendre l’autorisation des autorités et des ​gatekeepers t​raditionnels (politiques, journalistes…). Si l’organisation des campagnes électorales et les partis politiques ont été le plus évidemment bousculés par ces technologies et la diversité des pratiques militantes en ligne auxquelles elles donnent lieu (Greffet et al., 2014), les institutions représentatives et les formes institutionnelles de démocratie participative ont également été mises à l’épreuve de la « démocratie internet ».

Ainsi, dès le milieu des années 1990, les technologies sont d’abord venues équiper des démarches présentielles dans le but d’enrichir le fonctionnement de la démocratie dialogique (Benvegnu et Brugidou, 2006 ; Monnoyer-Smith, 2010). Des « forums participatifs » se sont alors développés pour tenter de dépasser certaines des barrières traditionnelles de l’engagement citoyen et favoriser la créativité des participants et la diversification des profils des individus prenant part à de telles démarches numériques. Certaines démarches comme la consultation organisée pour la préparation de la Loi « Pour une République numérique » en 2015 ont connu un certain succès médiatique (Laurent et al., 2018) mais leur capacité transformatrice sur les institutions reste globalement à évaluer. De plus, les effets de telles initiatives sur la participation des citoyens s’avèrent globalement modestes et certaines recherches montrent que l’inclusion des citoyens peut parfois s’accompagner d’un contournement de la critique sociale (Mabi, 2014).

Plus récemment, le mouvement des « civic tech​ » pour « technologies à visées citoyennes » a donné un nouvel essor à la démocratie numérique (Mabi, 2017). Les applications mobiles et les plateformes en ligne à l’échelle locale et nationale se multiplient. Ces acteurs, essentiellement des entreprises, font à nouveau le pari qu’il est possible d’utiliser les technologies numériques pour remettre le citoyen au cœur du fonctionnement de la démocratie représentative et dépasser les critiques auxquelles elle fait régulièrement face.

Face aux enjeux du numérique quant aux possibilités de renouvellement des formes de participation et de citoyenneté, la littérature académique va progressivement se décentrer de la question « des effets » des TICN afin de penser la diversité des pratiques politiques qu’elles autorisent. Plutôt que les technologies, ces sont les pratiques des acteurs et des organisations qui focalisent désormais l’attention. Il s’agit de s’émanciper de l’antagonisme entre « permanence » (rien ne change) et « rupture » (tout a changé) qui a longtemps structuré les débats académiques relatifs aux pratiques numériques dans le champ politique. Aussi, de nombreuses recherches ont porté sur les caractéristiques des nouvelles formes de mobilisation en ligne et « d’action connectée » (Bimber Flanagin et Sthol, 2005 ; Bennett et Segerberg, 2012) et permettent de rendre compte des logiques spécifiques à l’appropriation des formats de participation numérique, de leur capacité à élargir les répertoires d’action des citoyens (Peretti et Micheletti, 2004 ; Van Laer et Aelst, 2010 ; Vis et Mihelj 2010 ; Blanchard, Greffet et Wojcik, 2013 ; Théviot et Mabi, 2014) ainsi que des nouvelles manières de « parler politique en ligne » (Greffet et Wojcik, 2008). Cette perspective ouvre désormais la voie à une meilleure compréhension des espaces où les TICN font levier de transformation et d’innovation dans le champ des activités démocratiques.

Dans le prolongement de ces travaux, le groupe de travail ​souhaite approfondir cinq thématiques et ouvrir un espace de réflexion interdisciplinaire susceptible de nourrir notre compréhension des transformations en cours. À titre indicatif, nous avons identifié une série de thématiques, non exhaustives, qui pourront donner les premières orientations au travail collectif.

  1. Nouveaux répertoires d’action et analyse des mobilisations citoyennes. Les travaux du groupe prendront pour objet l’analyse des transformations de la participation citoyenne en contexte numérique, il s’agira d’interroger les nouvelles frontières de la participation, l’élargissement des répertoires d’action et d’ouvrir des pistes d’analyse pour mieux saisir leur capacité éventuelle à transformer le fonctionnement des institutions et la manière dont les citoyens se perçoivent en démocratie.
  2. Inclusion et littératies pour une citoyenneté numérique. Une autre thématique que nous souhaitons interroger est la capacité des technologies numériques à transformer la relation qu’entretiennent les publics les plus fragiles à l’activité démocratique. Dans quelle mesure l’usage des TICN en politique est-il compatible avec l’ambition d’une démocratie inclusive ? Quelles sont les compétences que les citoyens doivent maîtriser pour s’approprier des technologies participatives ?
  3. Souveraineté et transformation numérique de l’action publique. Avec cet axe, il s’agit d’interroger la « transformation numérique » de l’État et aller au-delà des discours sur l’impérative adaptation de l’administration à de nouveaux services pour insister sur le fait que les dispositifs mis en place, notamment les algorithmes publics, constituent de nouveaux instruments de gouvernement, porteurs de rationalités politiques particulières, qui doivent être discutées et examinées de manière critique. Afin de ne pas subir la « transformation numérique », nous proposons de questionner la conception de l’État et le projet de gouvernement qui l’accompagnent.
  4. Démocratie locale et « civic tech​ ». De nombreuses applications destinées à favoriser notamment le dialogue entre élus et citoyens sont plus particulièrement mises en œuvre à l’échelle locale, renouant ainsi avec l’idée ancienne et commune que le local constitue le terrain privilégié d’épanouissement de la démocratie. Les initiatives des collectivités s’appuyant sur ces propositions technologiques, surtout des municipalités, sont régulièrement mises en exergue dans la presse ou dans les salons spécialement dédiés à la communication institutionnelle. Parallèlement, le caractère hétérogène des acteurs et des conceptions de la démocratie rassemblés sous l’étiquette de « civic tech » fait l’objet de plusieurs théorisations qui ne reposent guère sur l’évaluation des pratiques réelles des applications et logiciels disponibles sur le marché. Sans renoncer à cet effort nécessaire de théorisation, cet axe se propose d’interroger la réalité des usages des dispositifs de « civic tech » et les discours des acteurs – associations, élus, entreprises – qui les promeuvent en vue de déterminer leur contribution à l’élargissement de la sphère publique locale.
  5. Régimes non démocratiques et technologies numériques. D’abord massivement consacrée aux expériences menées dans les régimes occidentaux, la recherche s’intéresse progressivement aux pratiques tant gouvernementales que citoyennes des technologies numériques dans des situations de pouvoir non démocratique. Certains événements tels que les mobilisations dans les pays arabes et du Proche Orient ont pu, à partir du milieu des années 2000, focaliser l’attention des chercheurs interrogeant les relations entre communication numérique et transformation effective des modes de gouvernement. Les pratiques plus « ordinaires » et moins visibles des technologies sont appréhendées plus difficilement. Cet axe envisage de se pencher sur les formes d’expression critique pouvant être soutenues ou induites au quotidien par le numérique dans des pays dont le caractère démocratique n’est pas avéré. Cet axe pourra notamment permettre de convier des chercheurs non francophones à faire part de leur expérience de recherche.

Coordination

Anne Bellon (Université de technologie de Compiègne)

Clément Mabi (Université de technologie de Compiègne)

Stéphanie Wojcik (Université Paris-Est Créteil)

Activités

Séminaire Participation et citoyenneté numériques

Ce groupe de travail organise un séminaire depuis 2020.

School shooting. La violence à l’ère de YouTube

Nathalie Paton est sociologue, rattachée au Centre d’études des mouvements sociaux (EHESS, CNRS, Inserm). Sur la base des méthodes des humanités numériques et de l’ethnographie en ligne surtout, elle analyse les modalités de la formation des collectifs, le sens et la nature des sociabilités numériques, les ressources à l’autonomie subjective pourvue par le web 2.0 ainsi qu’à l’hybridation des arènes publiques.

Dans le cadre de ce séminaire, elle revient sur son ouvrage School shooting. La violence à l’ère de YouTube (Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2015). Son intervention sera discutée par Anne Bellon (Costech-UTC).

Les usages de WhatsApp et TypeForm par #NousToutes : diffusion d’information et encadrement du potentiel expressif militant

Avec Irène Despontin Lefèvre (Carism, Université Paris-Panthéon-Assas ; Cemti, Université Paris 8). Cette présentation a été discutée par Nelly Quemener (GRIPIC, Celsa, Sorbonne Université).

Dès son lancement au cours de l’été 2018, le collectif #NousToutes se distingue par la « centralité » accordée à sa communication. L’utilisation d’outils numériques s’inscrit dans la continuité des mobilisations féministes contemporaines (Jouët, Pavard et Niemeyer, 2017), et le collectif les utilise notamment pour s’organiser (Granjon, 2001) notamment à travers des boucles WhatsApp et Discord, ainsi que pour communiquer sur ses actions via les réseaux sociaux numériques. Cette centralité l’amène d’ailleurs à construire un discours féministe dicible et audible sur des plateformes numériques cadrant le potentiel expressif (Badouard et al., 2016). Cette perspective est en outre renforcée parce que #NousToutes veille à ce que ses actions soient couvertes par les médias dits traditionnels : il lui importe de pouvoir se constituer en source et faire la Une au moyen d’un discours pouvant être repris médiatiquement (Champagne, 1990).

En interne, les outils de communication permettent à ses fondatrices et membres de la structure nationale, particulièrement dotées en ressources communicationnelles, d’organiser la participation de l’ensemble des militantes. Reposant sur des outils numériques stratégiquement accessibles au plus grand nombre, elles modifient leurs usages initiaux pour répondre aux problématiques rencontrées : en plus de faciliter l’encadrement de la participation du plus grand nombre, ces outils sont également utilisés comme dispositifs de validation des décisions élaborées par un noyau restreint de militantes. Il reste néanmoins possible d’observer à la marge une appropriation de ces outils par des membres actives du collectif.

Fruit d’une enquête (n)ethnographique réalisée entre 2018 et 2021, cette présentation sera articulée autour de trois axes. En premier lieu, il s’agira de revenir brièvement sur les profils socioprofessionnels des membres de #NousToutes, ainsi que sur les différents régimes d’engagement en son sein. Il conviendra ensuite d’interroger la manière dont les membres de la structure nationale ont détourné les outils conversationnels en canaux de diffusion unilatéraux, leur permettant de coordonner le collectif. Enfin, une dernière partie sera portée sur la manière dont #NousToutes élabore différents dispositifs de participation en vue de limiter le potentiel expressif de ses membres sur la production de discours publics notamment.

La transformation algorithmique de la bureaucratie

Cathrine Seidelin est postdoctorante à l’Université de Copenhague. Cette intervention a été discutée par Anne Bellon (Université de technologie de Compiègne).

Les usages politiques et informationnels des médias sociaux au sein de la jeunesse étudiante

Présentation de Julien Boyadjan (Sciences Po Lille), discutée par Tom Chevalier (Arenes-CNRS).

Les jeunes primo-votants âgés de 18 à 20 ans appartiennent à une génération née et socialisée à l’ère de l’Internet grand public. Différents sondages et études indiquent que les médias sociaux sont aujourd’hui leur principal moyen d’information, mais aussi leur principal support de participation politique. Cette communication propose d’éclairer les usages politiques et informationnels de cette population sur le numérique, en tenant compte de sa diversité sociologique. Nous avons pour cela mené une enquête multi-méthodes (questionnaire, entretiens et observation en ligne) dans différents publics de l’enseignement supérieur, socialement différenciés (E2C, BTS, AES, CPGE, IEP, etc.), montrant ainsi que les usages des médias sociaux diffèrent grandement selon les publics.

Deplateforming: Following extreme Internet celebrities to Telegram and alternative social media

Richard Rogers, professeur à l’Université d’Amsterdam, a présenté en anglais ses travaux récents sur les réseaux sociaux alternatifs et les communautés d’extrême-droite en ligne, notamment publiés en mai 2020 dans un article disponible en texte intégral (European Journal of Communication, 35/3). Cette séance a été discutée en anglais par Samuel Bouron (IRISSO, Université Dauphine).

The Revolution That Wasn’t: How Digital Activism Favors Conservatives

Jen Schradie (CSO, Sciences Po) a présenté son ouvrage The Revolution That Wasn’t: How Digital Activism Favors Conservatives (Harvard University Press, 2019). La discussion a été assurée par Sylvain Parasie (Médialab, Sciences Po). La dernière heure a été consacrée à un échange sur l’actualité du groupe de travail.

« Apptivism » et démocratie. Le cas des applications citoyennes en Russie

Avec Ksenia Ermoshina (CIS-CNRS). La discussion a été assurée par Bilel Benbouzid (LISIS, Université Gustave Eiffel, en délégation au CIS) et Clément Mabi (Costech-UTC). La dernière heure a été consacrée à un échange sur l’actualité du groupe de travail.

2022/23

Participation et citoyenneté en régime numérique : vers de nouvelles dynamiques de recherche ?

Le groupe de travail a organisé cette journée doctorale, en partenariat avec l’Université Paris Panthéon-Assas (Carism), l’UPEC (Céditec) et l’Université de technologie de Compiègne (Costech), qui s’est déroulée le mercredi 21 juin 2023 à Paris et en visioconférence. Programme

La politique sur Twitch. Acteurs et pratiques expressives en streaming

Cette journée d’étude, organisée par Alexandre Borrell, Joseph Gotte et Stéphanie Wojcik, avec le soutien du Céditec (UPEC) et du GdT Participation et citoyenneté numériques, s’est déroulée le vendredi 14 avril 2023 à Paris et en visioconférence. Programme et enregistrement vidéo

2020

Projet intergroupes sur les controverses de la 5G, déc. 2020

À l’initiative conjointe des groupes de travail Gouvernance et régulation d’internet, Politiques environnementales du numérique et Participation et citoyenneté numériques, une séance de travail commune a été organisée pour discuter des controverses sur la 5G. Un partenariat avec l’association Fondation Internet nouvelle génération (FING), cofinancé par le GDR, a permis la production d’un rapport réalisé par la FING sur la base des travaux des membres des trois groupes.

En liaison avec Jacques-François Marchandise (Fing) qui en a assuré la coordination, Édouard Bouté (COSTECH, Université de technologie de Compiègne) a réalisé cette synthèse (pdf, 30 p.) portant sur la 5G. Ce document est destiné à modifications, améliorations et réutilisations tant au sein du GDR, en vue de partage avec des acteurs tiers, dans le contexte des débats publics autour de la 5G.