Capitalisme numérique et idéologies

Depuis son apparition, Internet a porté les espoirs d’un nouveau progrès social et politique (Benkler, 2006 ; Cardon, 2010). Il est en outre devenu aujourd’hui l’un des foyers majeurs de l’économie mondiale, cristallisant les enjeux autour de sa régulation, des processus de captation de valeur et des inégalités produites. Implantés dans les différents ​hubs technologiques du monde, ses principaux acteurs sont envisagés comme les promoteurs d’une nouvelle forme de capitalisme (Zukerfeld, 2017), voire d’une menace pour la démocratie (Morozov, 2011 et 2013). Leur hégémonie, identifiée à l’essor de la ​Silicon Valley (Lecuyer, 2006), appellent un renouvellement des outils et modes d’appréhension classiques.

Le schème de la « société de l’information » qui a accompagné l’avènement de l’économie post-industrielle (Bell, 1973), avait déjà fait l’objet d’un vaste ensemble d’analyses et de critiques. Celles-ci ont porté aussi bien sur le déplacement de la création de valeur vers le secteur tertiaire, sur les transformations du système de production et les nouvelles formes de circulation du capital dans le contexte des réseaux d’information (Castells, 2001 ; Schiller, 1999), ou encore sur les mutations dans les discours et les pratiques caractérisant ce « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999).

Les travaux plus récents consacrés à la critique du capitalisme numérique ont notamment cherché à réactiver les liens établis entre travail, exploitation et aliénation, à travers une théorisation d’un capitalisme cognitif (Moulier-Boutang, 2008), de la surveillance (Zuboff, 2019) ou encore du microtravail (Casilli, 2019). Ces tentatives de refondation posent en creux la question du brouillage des frontières traditionnelles entre travail et valeur situées au cœur de la pensée économique classique et néoclassique.

Or, à contre-pied de ses formes préalables, le capitalisme numérique présente un certain nombre d’anomalies à cet égard. En premier lieu, il ne repose pas sur un processus systématique de marchandisation (culture de la gratuité, économie du partage). L’exclusivité des grandes entreprises y est relative (cf. « l’écosystème des startups »). La toute puissance du manageur et des grands patrons y laisse souvent place aux explorations des développeurs et aux prises d’initiative des entrepreneurs. La propriété privée n’y va pas de soi comme l’illustre l’histoire du logiciel libre (Broca, 2013), tandis que l’exploitation prend des formes plus ambivalentes sous l’effet de l’autonomie du travail, de la ​gamification e​ t de la libre contractualisation. Enfin, le développement des organisations repose largement sur une économie d’investissements marquée par le rôle prépondérant des ​venture capitalists (Ferrari, Granovetter, 2009). Si le capital y est donc toujours central, c’est le plus souvent sous des formes recomposées et mis en circulation via des chaînes de valeur différées, extensibles, décentralisées, fondées sur des relations d’encastrement et des réseaux d’interconnaissances.

La structure de ce système productif repose ainsi sur une financiarisation des cycles d’innovation, l’encastrement entre nouvelle et ancienne économie, des techniques managériales, le développement de la contractualisation ou du travail libre, qui rendent l’avenir de la protection sociale particulièrement incertain (Colin, 2018). À ce titre, un certain nombre d’enjeux peuvent être dégagés, qu’il s’agira plus spécifiquement de mettre en lumière :

  • la négociation de faibles contraintes juridiques et fiscales par les grandes entreprises du numérique (fiscalité, droit du travail, contentieux etc.) ;
  • les nouvelles formes d’organisation du travail que recouvre le « capitalisme de plateformes », associant des formes d’hypersalariat et un processus de précarisation/destruction d’emplois ;
  • les entraves éventuelles à l’émergence de modèles alternatifs de propriété, d’échange, de production et de redistribution (communs, coopérativisme, makers, cryptomonnaies, etc.) ou bien leur réintégration dans le fonctionnement général du capitalisme numérique ;
  • le renversement de la norme de la vie privée à travers la question de la collecte des données et du traitement de l’information.

Deuxièmement, on apportera une attention particulière à l’homogénéité des systèmes narratifs (« startup Nation », théorie de la disruption, etc.). En effet, une série de discours sont ainsi produits afin d’accompagner, justifier, ou motiver des transformations technologiques – sans que la nature politique de ces dernières ne soit toujours pleinement reconnue. Opéré par un petit nombre d’acteurs, ce travail idéologique vise à légitimer une « révolution numérique » à travers la production de scénarios et cadrages narratifs. Il est ainsi devenu coutume d’associer l’essor d’Internet à une forme d’« idéologie californienne », recouvrant confusément libertarianisme, déterminisme technologique, transhumanisme, etc. (Barbrook et Cameron, 1996 ; Turner 2006). Plus généralement, à mesure que ces nouvelles formes de capitalisme se sont développées, le libéralisme s’est profondément transformé et renouvelé et constitue désormais, sous des déclinaisons diverses, un cadre de pensée prépondérant (Loveluck, 2015).

Ces discours tendent paradoxalement à masquer leur dénominateur commun, celui d’une anthropologie philosophique adossée à la microéconomie, aux sciences cognitives et à des formes de psychologie déterministe. Ce faisant, ils naturalisent des points saillants relatifs à la manière dont la subjectivité est intégrée au système productif, à l’image du mouvement du quantified self.

Coordination

Olivier Alexandre, docteur en sociologie, est chargé de recherche au CNRS depuis 2017, ancien visiting scholar de Northwestern University et de Stanford. Ses travaux portent sur le cinéma, la culture et l’industrie du numérique.

Benjamin Loveluck est maître de conférences à Télécom Paris (Département SES, i3 UMR 9217) et chercheur associé au CERSA (UMR 7106, CNRS et Université Panthéon-Assas). Ses travaux portent sur la sociologie du numérique et les pratiques politiques en ligne, sur l’économie politique de l’information, ainsi que sur les transformations de l’espace public.

Activités

L’objectif de ce groupe de travail est de recenser, cartographier et produire une analyse systématique des formes, des pratiques et des discours du capitalisme numérique, pour mieux en saisir les manifestations et les effets, et ce à partir de l’éclairage de différentes disciplines : économie, sociologie, histoire, anthropologie, philosophie, sciences de l’information, science politique, droit, etc.

2023/24

Le groupe de travail Capitalisme numérique et idéologies et la Chaire Régulation du numérique, CERSA, Université Paris-Panthéon-Assas, organisent une journée d’étude le 20 juin 2024, de 9h30 à 17h, à Sorbonne Université, Campus Jussieu, Amphi 25, 4 place Jussieu, Paris 5e. Programme détaillé

Depuis 2019

Séminaire Capitalisme numérique et idéologies

L’organisation d’un séminaire a permis de rassembler les chercheurs mobilisés sur ces différentes problématiques, afin de produire un cadre d’analyse opératoire et d’engager une série de publications collectives.

En 2023/24, les séances se déroulent en visioconférence, à l’exception de la dernière séance prévue à Paris Pouchet, qui fera l’objet d’un formulaire spécifique. Les séances ne sont jamais enregistrées. Merci de vous inscrire.

Jeudi 30.11.2023 – 10h30 à 12h
Le numérique comme impérialisme. Ophélie Coelho (chercheuse indépendante/Institut Rousseau).

Jeudi 21.12.2023 – 10h30 à 12h
Extropiens, cyperpunk et cryptomonnaies. Les vies rêvées de Hal Finney. Gala Hernández López, vidéaste, présentera un court-métrage traitant du transhumanisme.

Jeudi 11.1.2024 – 10h30 à 12h
Défaire l’idéologie californienne. Transhumanisme et justifications du capitalisme. Apolline Taillandier (Polis/Cambridge University et Université de Bonn).

Jeudi 21.3.2024 – 10h30 à 12h
Un transhumanisme à la française ? Penser les appropriations et les adaptations du transhumanisme par ses militants en contexte français. Cécilia Calheiros (DYSOLAB/CESOR).

Jeudi 4.4.2024 – 16h à 17h30
Pensée sur le long terme et long-termisme : visions du futur dans la Baie de San Francisco. Julie Momméja (Université de Lorraine/IDEA).

Jeudi 23.5.2024 – 10h30 à 12h
Du cosmisme russe au transhumanisme de la Silicon Valley. Histoire croisée du réenchantement de la modernité technologique (1970-2022). Juliette Faure (Panthéon-Assas/CERI-Sciences Po).

Jeudi 20.6.2024 – 9h30 à 17h, Paris Campus Jussieu
Journée d’étude Intelligences artificielles : une économie politique.

Vendredi 17.2.2023 – 9h30 à 11h
Le capitalisme numérique au prisme de sa matérialité. Perspectives à partir de l’étude des infrastructures. Clément Marquet (CSI, Mines Paris).

Jeudi 16.3.2023 – 10h30 à 12h
Excaver l’intelligence artificielle, et après ? Prendre au pied de la lettre l’hypothèse de l’extractivisme numérique. Antonio Casilli et Filippos Triantafyllou (i3, Télécom Paris).

Jeudi 30.3.2023 – 10h30 à 12h
Vitalist venturing: an intellectual history of the early venture capital industry. Martin Giraudeau (CSO, Sciences Po Paris).

Mercredi 10.5.2023 – 10h30 à 12h
La Magie Verte : les technologies d’enchantement au siège d’Apple. Christo Sims (Communication Department, University of California, San Diego), séance co-organisée avec le GdT Politiques environnementales du numérique et IRISSO (CNRS, INRAE, Dauphine-PSL).

Mercredi 17.5.2023 – 10h30 à 12h
L’esprit du capitalisme du monde des start-ups : vers un nouveau modèle idéologique ? Marion Flécher (CEET, CNAM).

Jeudi 25.5.2023 – 10h30 à 12h
Netflix en Inde : déploiement, enjeux et reconfigurations industrielles locales. Philippe Bouquillion (LabSiC, Université Paris 13 / LabEx ICCA) et Christine Ithurbide (CNRS, Laboratoire Passages).

Jeudi 29.6.2023 – 16h à 17h30
L’économie des ‘followers’ : carrières, revenus, et production de contenu chez les influenceurs vegan. Angèle Christin (Communication Department, Stanford University).

Jeudi 18.11.2021 – 10h30 à 12h
L’idéologie, un concept d’avenir ? Le cas des influenceurs de la Silicon Valley. Olivier Alexandre (CIS/CNRS) et Samuel Coavoux (CERLIS/Orange-SENSE).

Jeudi 16.12.2021 – 10h30 à 12h
La publicité numérique : organisation du marché et enjeux d’autorégulation. Théophile Mégali (Chaire Gouvernance et Régulation/Université Paris Dauphine-PSL).

Jeudi 20.1.2022 – 10h30 à 12h
Les nouveaux business models du numérique : captation ou réagencement de la valeur ? Pierre-Jean Benghozi (i3-CRG/CNRS).

Jeudi 21.4.2022 – 10h30 à 12h
Youtube comme marché. Socio-économie de la formation de la valeur des vidéos. Bilel Benbouzid (LISIS/Université Gustave Eiffel, en délégation au CIS) et Kurt Maxwell Kusterer (LATTS/Université Gustave Eiffel).

Jeudi 19.5.2022 – 10h30 à 12h
Cartographier YouTube. Écologies de contenus et stratégies de monétisation. Bernhard Rieder (University of Amsterdam).

Jeudi 16.6.2022 – 10h30 à 12h
Le pouvoir des plateformes : luttes de savoir et enjeux de régulation autour du Digital Market Act. Simon Bittmann (SAGE/CNRS).

3.11.2020 – 10h30 à 12h
Monopoles intellectuels et rente d’innovation dans les réseaux transnationaux numériques : les cas d’Amazon et Apple. Cecilia Rikap (Universidad de Buenos Aires UBA/CONICET).

1.12.2020 – 10h30 à 12h30
Au marché de la donnée. Jean-Samuel Beuscart (Orange Labs/Sense) et Baptiste Kotras (INRAE/LISIS).

12.1.2021 – 10h30 à 12h
L’anticapitalisme est-il l’avenir du libre ? Gabriel Alcaras (EHESS/CMH et i3/Télécom Paris)

2.2.2021 – 10h30 à 12h30
L’industrie du numérique comme capitalisme financier. François-Xavier Dudouet (CNRS/IRISSO) et Antoine Vion (Université de Nantes/LEST) sur l’introduction en bourse de Google, puis Christophe Lécuyer (UPMC/LIP6) sur les stock-options dans la Silicon Valley.

30.3.2021 – 10h30 à 12h
L’économie de l’attention. Yves Citton (Université Paris 8/EUR ArTeC).

4.5.2021 – 10h30 à 12h
Quel modèle social pour les sociétés numériques ? Bruno Palier (CNRS/LIEPP) et Sarah Abdelnour (Université Dauphine/IRISSO).

1.6.2021 – 10h à 12h30
Séance conclusive. Que peut la critique face au capitalisme numérique ?

  • Cédric Durand (Unige)
    Contre le techno-féodalisme
  • Sébastien Broca (Université Paris 8/CEMTI)
    Le capitalisme numérique comme système-monde : une perspective fructueuse pour la critique ?
  • Isabelle Berrebi-Hoffmann (CNRS/Lise)
    Faire critique : une approche pragmatique des contestations éthiques et sociales des salarié·es des Gafam depuis 2016

7.11.2019
Olivier Alexandre et Benjamin Loveluck, Séance introductive.

5.12.2019
Le logiciel libre et le marché avec Mathieu O’Neil (Université de Canberra), « Le libre, alternative ou complément au marché ? Le rôle des entreprises commerciales dans les projets de logiciels libres ». Sébastien Broca (Université Paris 8), discutant.